Il y a parfois des leçons de morale qui sonnent comme des aveux. Lorsque le ministre algérien des Affaires étrangères, Ahmed Attaf, s’érige en procureur contre notre pays « dirigé par des militaires », « coupé des aspirations de son peuple », il croit porter un coup fatal au Mali. En réalité, il se tend un miroir. Car de toutes les critiques qu’il nous adresse, combien ne retombent-elles pas, comme un boomerang, sur l’Algérie elle-même ?

Pour accuser le Mali d’Assimi Goïta de légitimité fragile, encore faut-il avoir soi-même les mains propres. Or l’Algérie contemporaine porte en son ADN un coup d’État militaire : celui de janvier 1992, qui annula la victoire du Front islamique du salut (FIS) et précipita le pays dans une décennie noire. Depuis, l’armée demeure le cœur battant du pouvoir. La présidence, quelle que soit la figure mise en avant, reste l’émanation d’un régime militaire qui ne dit pas son nom.
Plus près de nous, la répression brutale du Hirak (2019–2021), ce soulèvement pacifique qui exigeait une transition démocratique, a rappelé la permanence de cette tutelle. Arrestations massives, dissolution d’associations, interdictions de manifester : autant de signaux que la démocratie algérienne n’est qu’un décor soigneusement verrouillé. Dès lors, la dénonciation d’un « pouvoir militaire » chez nous relève moins de l’analyse que de la projection.
Les faits sont têtus. En septembre 2025, les grands organismes internationaux de défense de droits de l’homme, Amnesty International, Human Rights Watch, Reporters Sans Frontières, FIDH s’accordent à dire sans être contredit que l’Algérie a basculé dans une fermeture systématique de l’espace civique. Faits rapportés : militants pacifiques jetés en cellule ; poètes condamnés pour un vers jugé « subversif » ; journalistes poursuivis sous l’article 87 bis, qui assimile la critique pacifique à du terrorisme ; ONG dissoutes sous prétexte de financement opaque ; familles brisées, jeunesse exilée.
Un an après la présidentielle verrouillée de septembre 2024, où Abdelmadjid Tebboune s’est offert un score nord-coréen de 84,3 %, la « normalisation » promise n’a jamais vu le jour. Au contraire, les procès expéditifs se sont multipliés, les peines se sont alourdies et le silence s’est organisé autour des prisonniers d’opinion. Autrement dit : en Algérie, l’autoritarisme n’est plus un accident de parcours, mais une architecture permanente. Le régime préfère les barreaux au dialogue, la matraque à l’écoute, la peur à la confiance.
Certes, le Mali vit sous un régime de transition militaire, contesté à l’extérieur et parfois à l’intérieur. Mais ce régime se réclame d’une légitimité d’exception : celle d’un pays en guerre, confronté au terrorisme, cherchant à rétablir sa souveraineté et sa sécurité. Nul ne nie que le Mali traverse lui aussi une phase autoritaire : la transition actuelle est militaire, le pouvoir concentré, les libertés parfois contraintes. Mais la comparaison appelle nuance.
Au Mali, cette militarisation s’inscrit dans un contexte de guerre existentielle contre le terrorisme. Notre pays vit sous une menace directe, avec des villages attaqués, des populations déplacées, une souveraineté à rudes épreuves. Les militaires au pouvoir revendiquent une légitimité d’exception : celle de protéger la nation dans l’urgence, avec la promesse discutable peut-être, mais affichée, d’un retour à l’ordre civil. En Algérie, la répression ne répond pas à une menace vitale. Elle sert à préserver un statu quo, à étouffer des revendications pacifiques, à prolonger indéfiniment la rente politique d’un régime de généraux mafieux. Là où notre pays assume un état d’exception conjoncturel, Alger a fait de l’autoritarisme une doctrine d’État.
Accuser le Mali d’autoritarisme tout en organisant la répression chez soi relève donc d’une double hypocrisie. D’abord parce que le procès intenté à notre pays dissimule mal la réalité d’Alger. La militarisation du pouvoir y est plus ancienne, plus enracinée, plus systématique. Ensuite parce qu’il détourne l’attention de l’essentiel : la demande de liberté, d’ouverture, de dignité, exprimée par la jeunesse algérienne, étouffée par la peur ou contrainte à l’exil.
Il y a dans ce discours d’Ahmed Attaf un mécanisme classique consistant à projeter sur l’autre ses propres travers pour mieux les occulter. Mais cette rhétorique, à l’heure des rapports détaillés des ONG et des condamnations onusiennes, ne trompe plus personne.
Ainsi, la question n’est pas de savoir si le Mali est parfait. Il ne l’est pas, et nul ne l’ignore. La question est de mesurer la légitimité d’Alger à donner des leçons. Le fond de la question est là : qui est légitime pour donner des leçons de démocratie et de droits humains ? Certainement pas un régime qui emprisonne ses poètes, bâillonne ses journalistes et dissout ses associations. Sûrement pas un État membre du Conseil des droits de l’homme de l’ONU qui bafoue systématiquement ces mêmes droits sur son propre sol. La réponse, pour quiconque observe les faits, est limpide parce que le régime algérien vit dans l’autoritarisme qu’il reproche aux autres.
Cela ne blanchit pas notre pays de ses propres errements. Mais cela rappelle une évidence : la critique algérienne ne repose pas sur une supériorité morale, mais sur une stratégie politique. Elle vise à affaiblir le Mali sur la scène internationale, non à défendre sincèrement les principes invoqués.
Entre l’injure et le droit, entre l’arbitraire et le fait, chacun choisit son camp. Ahmed Attaf voulait donner des leçons. Mais en dénonçant le Mali, il a surtout rappelé au monde ce que son propre pays refuse d’affronter : que l’autoritarisme, le vrai, le durable, le systémique, s’écrit aujourd’hui en lettres capitales à Alger

EL HADJ SAMBI TOURÉ

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